La Célestine
Fernando de Rojas
Encore un espagnol ! Place cette fois au 15e siècle avec Fernando de Rojas, jeune auteur né dans les tourmentes de l’Inquisition et autres joyeusetés. L’exécution de son père condamné à être brûlé vif en tant que « judaïsant » (c’était un juif converti) a probablement laissé des traces sur le jeune homme de 22 ans qui écrivit La Célestine, une œuvre curieuse tant dans sa forme que dans son contenu.
Avant tout, bien que catalogué par les 1001 livres… comme un roman, l’ouvrage se présente uniquement sous forme de dialogues divisés en 21 actes. Pièce de théâtre ? Non plus. Les indications scéniques sont inexistantes tout comme les unités de lieu (on saute allégrement en un acte de la maison d’un personnage à un autre) ou de temps (entre le début et la fin de l’histoire environ un mois s’est écoulé) et c’est injouable, même si je pense que certains ont dû tenter le pari (d’ailleurs je serais curieuse de savoir s’il y a eu des adaptations théâtrales) Bref, l’œuvre est présenté comme un texte qui se lit à voix haute, d’où les nombreux jeux de langage, par un seul lecteur qui module sa voix en fonction des personnages et de la tonalité du passage.
L’histoire est un mélange curieux entre une comédie de Molière, une parodie de roman de chevalerie et une tragédie manquée. Calixte, jeune noble bien sous tous rapports, s’entiche de Mélibée, jeune vierge sage qui vit encore chez ses parents. Il n’a alors de cesse de la conquérir et fait pour cela appel à Célestine, maquerelle, entremetteuse, sorcière, « raccommodeuse » de virginités perdues et fournisseuse officielle de femmes pour les moines en manque, bref une femme des plus recommandables ! Célestine, avec l’aide plus ou moins enthousiaste des deux serviteurs de Calixte, Parméno et Sempronio, parvient à mettre la jeune femme dans le lit du jeune homme, mais refusant de partager les gains avec ses acolytes, elle se fait assassiner par les deux valets qui eux-même sont décapités. A leur tour les maîtresses de Sempronio et Parméno jurent de se venger et condamnent le couple Mélibée/Calixte à une fin tragique.
Je vous ai dit la fin, pardonnez-moi, mais il ne s’agit pas non plus d’un roman policier ou fantastique avec un suspense insoutenable. Fernando de Rojas qualifiait l’ouvrage de « tragi-comédie » et jamais un adjectif ne s’est, à mon sens, mieux appliqué à une œuvre. La tragédie réside bien évidemment dans le sort funeste des personnages principaux, tant la Célestine que le couple d’amants. Elle réside aussi dans la lamentation finale du père de Mélibée qui jette sur l’amour et la mort un regard désabusé et désespéré : « Qui t’a donné un nom qui ne te convient pas ? Si tu étais Amour, tu aimerais tes serviteurs ; si tu les aimais, tu ne les ferais pas souffrir ; s’ils vivaient contents, ils ne se tueraient pas, comme l’a fait aujourd’hui ma fille bien-aimée (…) Et c’est toi la cause de tous ces malheurs. Le nom qu’on t’a donné est doux, mais tes actes sont amers. Les récompenses que tu accordes ne sont pas équitables : inique est ta loi, puisqu’elle n’est pas égale pour tous. Si entendre ton nom procure de la joie, ta fréquentation n’apporte que tristesse. Bienheureux ceux que tu n’as pas connus, ou dont tu n’as pas voulu ! Certains, trompés par je ne sais quel égarement de l’esprit, t’ont appelé Dieu. Mais Dieu tue ceux qu’Il a créés, toi ceux qui suivent ta voie. » Cette tirade finale qui fait environ sept pages est le moment le plus émouvant du récit, celui où le ridicule s’efface pour laisser place à la vraie douleur d’un père qui a perdu sa fille. Car le ridicule, générateur de la comédie, est ce qui caractérise essentiellement La Célestine. Parlons d’abord des personnages et bien évidemment de Célestine. La maquerelle avec son discours toujours à double sens, avare, fausse dévote, sorcière, vieille hypocrite barbue, est un caractère de comédie, tout comme le sont les deux serviteurs ou leurs maîtresses dévoyées qui profitent de leur absence pour courir d’autres hommes, d’où d’ailleurs certaines situations dans l’histoire qui se rapprochent du vaudeville. On pourrait penser que les deux jeunes héros sont à l’abri de ce ridicule, mais il n’en est rien. A ma droite Calixte, noble qui s’empêtre dans des discours amoureux sans fin, parodie d’un amour courtois tellement il est sur-joué ; le voilà qui se pâme à tout bout de champs en pensant à sa belle et qui s’enthousiasme sur un cordon donné par Mélibée au point que son serviteur, plus terre-à-terre lui fait la remarque suivante : « Si vous jouissez avec le cordon, vous n’aurez plus envie de Mélibée » propos égrillard qui déconstruit totalement le discours enflammé de Calixte. A ma gauche, l’héroïne qui, elle non plus, n’est pas épargnée. D’abord présentée comme la femme intouchable et chaste, elle apparaît vite comme une jeune gourde amoureuse qui, laissant entrer un homme dans sa chambre, s’étonne que celui-ci ne se contente pas d’un simple baiser ! Le comique réside aussi dans les situations : ainsi les parents de Mélibée qui discutent de son mariage en toute confiance, persuadée que celle-ci ne sait même pas comment on fait les enfants et qu’elle sera casable avec le premier venu, ou encore la mort grotesque de chacun des personnages : Célestine se fait tuer à cause de son avarice, les deux serviteurs se font exécuter par la justice et Calixte meurt en tombant d’une échelle ! Vous trouvez ça glorieux vous ?
Tragi-comédie donc que l’ouvrage de Fernando de Rojas qui, d’après ce que j’ai compris n’a plus rien écrit par la suite et a vécu une vie de chrétien anonyme et silencieux. Dans La Célestine beaucoup ont vu une critique sociale, pointée par ces serviteurs qui, loin du rôle de confidents de la tragédie classique, occupent au contraire une place centrale et ont leur propre histoire. Il y a aussi toute une hypocrisie qui se cache dans cette ville où l’on remet à neuf les virginités des jeunes filles et où Célestine invoque Lucifer entre deux sermons. Les sentiments purs sont rares, les serviteurs se laissent corrompre par l’argent, les femmes trompent leurs amants car « Qu’attends-tu donc ma fille du chiffre un ? Il a plus d’inconvénients que je n’ai d’années sur le dos ! Aie au moins deux amants et tu seras en bonne compagnie, comme tu as deux oreilles, deux pieds et deux mains, deux draps dans ton lit, deux chemises pour en changer » et les serments d’amour éternel ne franchissent pas les portes des chambres. Quant à Dieu… C’est le grand absent de l’histoire malgré les nombreuses invocations et les signes de croix. Parce qu’il n’existe pas ou parce qu’ils se désintére des hommes ? Certains y ont vu une vengeance de l’auteur contre celui au nom de qui l’on a exécuté son père. Bref, voilà une œuvre complexe, comique sous ses airs de tragédie, tragique sous ses airs de comédie et qui n’en finit pas de se faire redécouvrir…